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Nombre de messages : 9064 Age : 32 Ville : Grand Ouest Date d'inscription : 17/05/2007
| Sujet: Réponse à Ferry sur l'enseignement de la philosophie Sam 21 Juin - 21:41 | |
| Voici une réponse à Jules Ferry, ancien ministre de l'éducation nationale sous un gouvernement de droite, après ses déclarations sur l'enseignement de la philo : - Citation :
- Monsieur le Ministre,
> > > > Suite à l'entretien que vous avez accordé au journal "La Croix" le > > 12 juin 2008, et aux propos que vous avez pu récemment tenir dans > > différents médias, je tiens, par la présente à vous faire part > > de mes plus vifs remerciements. > > > > Merci, tout d'abord, au Ministre de l'Éducation Nationale que vous > > fûtes d'avoir ouvert les yeux au professeur de philosophie que je > > suis sur le désintérêt, voire le mésamour que vouent mes > > élèves à la discipline que j'enseigne. Grâce à vous, j'ai, > > enfin, pris conscience que malgré l'enthousi asme apparent dont on > > pu faire preuve une grande majorité des deux mille cinq cent > > élèves environ qui m'ont été confiés durant mes vingt ans > > d'enseignement, leur présence active en cours et leur volonté de > > se confronter à des notions aussi difficiles que la liberté, le > > droit, l'art ou la culture, ils détestaient, en vérité, ce que je > > leur transmettais. > > > > Merci à vous, Monsieur le Ministre, de m'avoir également > > soustrait à cette stupide illusion qui me faisait croire que par la > > patiente et joyeuse reconstruction de concepts arrachés à la > > gangue des préjugés communément véhiculés, j'offrais à mes > > élèves la possibilité d'être confrontés, une fois en leur vie, > > à un véritable travail de la pensée. Grande était ma naïveté > > de m'imaginer qu'un jeune homme ou une jeune fille d'environ dix- > > huit ans - ceux-là même que dans des propos radiopho-niques vous > > qualifiâtes d'enfants - avait atteint l'âge lui permettant sinon > > de se mettre à penser, - ma crédulité n'allait pas jusque-là - > > mais à tout le moins de s'y essayer. Plus risible encore ma > > naïveté consistant à croire qu'en exerçant devant eux, avec eux, > > un authentique acte de philosopher, je pouvais les amener à > > davantage de réflexivité, d'esprit critique que si je me > > contentais seulement de leur transmettre cette histoire des idées, > > déjà présente dans nos cours. > > > > Merci à vous, Monsieur le Ministre, d'avoir su me convaincre que le > > compagnonnage philosophique qui s'instaure, chaque année, avec mes > > élèves et qui leur permet de comprendre que la majorité légale > > à laquelle l'année de terminale généralement les conduit ne > > prend réellement sens qu'à partir d'une majorité intellectuelle, > > politique, morale ne relève, en réalité, que d'un optimisme d'une > > absolue vacuité. J'avais, pourtant, le vague sentiment que la > > discipline que j'enseigne pouvait contribuer à l'émancipation > > intellectuelle de sujets en devenir, au développement de leur > > conscience critique, de capacités réflexives fondées sur une > > réelle argumentation et un authentique souci démonstratif. Il me > > semblait que dans un monde qui n'a plus guère de valeurs à > > proposer à sa jeunesse, où la perte de sens, de repères pouvait > > s'avérer anxiogène, dans un monde, enfin, où faute de solides > > outils intellectuels, on se sentait plus encore démunis, la > > philosophie pouvait, non pas imposer du sens évidemment, mais > > donner les moyens, l'autonomie nécessaire pour parvenir à en > créer. > > > > Merci, Monsieur le Ministre, d'avoir su, si élégamment, sortir de > > leur tombe ces éminents philosophes que furent Aristote, Spinoza ou > > Kant afin qu'ils puissent, à leur tour, se gausser de la to tale > > inanité de mon travail et de celui de mes élèves eu égard à > > leur propre conception de la philoso phie. C'est avec un certain > > malaise que je songe, désormais, à ma trahison à leur égard > > lorsqu'en cours de philosophie j'invitais mes élèves à les > > fréquenter afin - aurais-je l'audace de le préciser? - qu'à la > > lecture de leurs oeuvres ils pussent éveiller curiosité et sens > > critique, "comprendre le monde" en somme. Combien était vaine cette > > prétention et plus encore celle qui m'a amené à nourrir mon > > enseignement de celui de Socrate et de son inaccessible maïeutique > > au point qu'il m'arrivait, parfois, de faire observer à une classe, > > ravie, que ce qu'ils étaient parvenus à reconstruire d'eux-mêmes > > se trouvait dans ce livre de Platon, de Rousseau ou de Sartre que > > je sortais, alors, de mon bureau et dont je leur faisais la lecture > > pour leur plus grande satisfaction. Pourquoi n'ai-je pas eu, alors, > > la lucidité de reconnaitre que nous faisions simplement "semblant > > de nous étonner" afin que ces prestigieux philosophes ne "tombent > > pas de leur chaise". > > > > Merci à vous, Monsieur le Ministre, d'avoir su pointer, dans > > d'autres médias, cette inadmissi ble spécificité de > > l'enseignement philosophique français dans un monde où > > l'uniformisation se doit d'être la règle, quels que soient les > > héritages culturels, les richesses particulières, les valeurs en > > jeu, alors qu'il m'avait semblé, jusque-là, que mes collègues > > italiens, espagnols ou allemands et même certains de leurs > > étudiants que j'ai eu l'honneur d'accueillir dans mes classes nous > > enviaient précisé ment cette spécificité au motif qu'elle ne > > réduisait pas l'exercice de la pensée à un simple effort de > > mémorisation de l'histoire des idées. > > > > Merci, Monsieur le Ministre, d'avoir su prévenir les élèves et > > leurs parents, en une parole portée par un souci que j'imagine > > tout à la fois déontologique et psychologique, à quelques jours > > seulement de leur épreuve de philosophie, que, de toute façon, > > son évaluation ne serait que le fruit de l'arbitraire de > > correcteurs dont les compétences pour apprécier une copie se > > réduisent précisément à n'en avoir aucune. Je n'ose imaginer > > avec quel enthousiasme ils ont dû se livrer à cet exercice déjà > > barbare de la dissertation, rassurés par cette autre barbarie que > > constitue une totale fantaisie dans l'é valuation de leur copie. De > > ce fait, vous m'avez permis de reléguer au statut de pur exercice > > formel et futile celui auquel je conviais mes élèves en les > > incitant à travailler en commun la méthodologie de la > > dissertation, à relever dans leur travail et de celui de leurs > > camarades les défauts de conceptualisation, de problématisation ou > > de détermination des enjeux d'un sujet afin qu'ils saisissent au > > plus juste la rigueur que doit manifester un bon devoir de > > philosophie. Mais dans la mesure où vous avez, vous-même, pu être > > le témoin de l'évaluation collégiale d'une copie dont les notes > > oscillaient de 3 à 17, il va, sans dire, qu'un tel exemple suffit > > à discréditer à jamais tout travail de correction et, ce, de > > manière d'autant plus certaine que la rigueur démonstrative de la > > philosophie, notamment dans son approche épistémologique, se > > complait à répéter aux élèves qu'il est parfaitement pertinent > > d'induire d'un cas particulier une loi générale et abstraite. Une > > telle approche de la démonstration a au moins le mérite de me > > faire comprendre que les réunions d'harmonisation que j'ai eu le > > privilège de présider durant quelques années n'avaient > > strictement aucun intérêt et, de toute façon, certainement pas > > celui de réduire les écarts de notation entre les correcteurs. > > Grâce à vous, les médias se sont empressés de relayer cet > > exemple édifiant tout en conservant un silence pudique sur les > > millions d'autres copies de philosophie corrigées dont les notes > > correspondent, par je ne sais quel miracle, à celles que les > > élèves peuvent obtenir durant l'année. > > > > Merci à vous, enfin, Monsieur le Ministre, de m'avoir fait > > comprendre que les cours que je dispensais jusqu'à la semaine > > dernière avec passion devant des élèves de série scientifique, > > économique ou technologique et que je m'évertuais à rendre > > intelligibles, démonstratifs, jamais dog matiques, mais toujours > > critiques, se réduisaient à un pur exercice de rhétorique conduit > > par un "ap prenti gourou", de ceux-là mêmes contre lesquels je ne > > cessais de les prévenir. > > > > Malheureusement, vous n'êtes plus ministre en exercice, ce que je > > déplore. Toutefois, je garde espoir que votre successeur au > > ministère partage votre point de vue concernant la philosophie et > > son enseignement afin que l'Education Nationale puisse, enfin, > > veiller à la réforme d'un enseigne ment si communément décrié > > et, ce, y compris par le philosophe que vous êtes. > > > > Vous priant de croire, Monsieur le Ministre, en ma plus haute > estime. > > > > Pierre-Jean Memmi, professeur agrégé de philosophie. Reçu par mail. | |
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