Vendredi 26 Décembre 2008
Carnets d'actualité Le regard de Jean-Luc Marion Le risque de la crise mais en pire
Jean-Luc Marion donne son avis sur l'actualité. (DR)
La crise? On en parle. On s'en inquiète. Ceux qui ont à y perdre s'affolent, les autres font le dos rond, certains songent à faire le coup de poing. Mais peu se demandent ce qu'elle signifie. Qu'on me permette donc quelques remarques.
D'abord, le paradoxe évident de toute "
gestion" de la crise: la volonté même de nous en sortir aussi vite que possible pourrait nous y reconduire d'autant plus vite et nous y enfoncer davantage. Certes, il vaut mieux rétablir la confiance financière, donc remettre la production en marche, afin de reprendre la croissance dès que possible. Mais cela même risque aussi de rétablir précisément les mécanismes qui ont provoqué cette crise: financiarisation de l'économie réelle, recherche du retour sur investissement (ou sur non-investissement) aussi rapide qu'élevé, donc spéculation sans frein (y compris sur ce qui n'existe pas), diminution forcenée du coût du travail, augmentation du prix des matières premières et leur épuisement irrémédiable, d'où la pollution généralisée (donc l'invention d'un droit à polluer à condition de payer), etc.
Autrement dit "
lutter contre la crise" pourrait signifier travailler à ce qu'elle recommence d'ici quelques mois ou quelques années, en pire. Non, car il y a pire: que la crise devienne permanente en se renforçant justement par les tactiques censées la combattre: produire plus, à moindre coût social encore, en facilitant les jeux financiers sous prétexte de relancer l'investissement, donc en renonçant à brider la pollution et le gaspillage. Ce qui peut parfaitement se produire sous le nom de relance. La crise met en crise d'abord les remèdes habituels pour en sortir.
Que va relancer la relance?Autre remarque. Je n'ai rien contre la relance, je souhaite que le système bancaire se refasse une santé et que l'économie ne s'effondre pas. Comme tout le monde, je réclame une politique volontariste. Mais je me demande ce que relance la relance. Et je crains qu'elle ne relance la machine à faire des crises, qu'elle ne rétablisse exactement les conditions de la crise qui nous engloutit. Sortir de la crise demande tout autre chose: en identifier les conditions à long terme et les modifier pour le long terme. Cela, je doute fort que nous ayons aujourd'hui la lucidité et le courage de le voir et de nous le dire (car rien ne fait plus peur que la vérité).
Je n'ai aucun talent d'économiste, mais, écoutant les commentaires autorisés, je suis pris d'un autre doute: cette crise ne relève peut-être pas de l'économie, en fait n'en relève sûrement plus. Il serait d'ailleurs grand temps de rappeler les experts à plus de modestie - ils ne cessent de se tromper, gravement, de faire des prévisions régulièrement démenties, de soutenir des doctrines inhumaines qui, en plus, se révèlent contre-productives. Il serait temps que les apôtres de la croissance à tout prix, des bulles à tout vent, des spéculations à tout crin et des délocalisations à tout-va, baissent un peu la voix. Je n'en espère pas d'excuses publiques pour mensonge délibéré ou incompétence notoire (ils prétendent à la scientificité et la barbarie culturelle permet tous les mépris et toutes les méprises), mais au moins qu'ils ne se moquent pas du monde.
Balzac, Dickens, l'économie et la moraleCar enfin, quelques semaines après que l'ancien maître de la Federal Reserve a avoué, sans honte, n'avoir rien vu venir et ne finalement pas comprendre le capitalisme contemporain, un des plus respectés financiers de Wall Street se trouve aujourd'hui mis en prison (en fait en résidence surveillée chez lui, n'exagérons rien) pour avoir pratiqué à l'échelle mondiale une carambouille aussi désuète et banale que ce que décrivaient Balzac ou Dickens. Cela rendrait presque sympathiques nos financiers, qui s'y sont laissé prendre comme de naïfs actionnaires d'Eurotunnel. Mais cela fait aussi frémir d'inquiétude: il y a pire que l'incompétence, il y a la pure et simple immoralité.
D'où un résultat collatéral de cette crise. Nous commençons à soupçonner, au grand dam des prétentions séculaires des argentiers, investisseurs, spéculateurs et autres planificateurs (je ne parle pas des théoriciens de l'économie, qui, eux, savent leurs limites et les conditions de leur savoir) que l'économisation de la société n'est peut-être pas la solution, mais le problème. Non, la politique ne se résume pas à l'économie, la corbeille ne fait aucune politique (même pas celle de ses intérêts bien compris) et n'en dispense pas. Et surtout l'économie ne dispense pas de la morale: les questions de morale ne se dissolvent pas dans la rationalité supposée de l'économie, puisque ses crises et ses délires ont des sources morales.
Le laboratoire grec de la violenceLe prétendre a fait longtemps éclater de rire les bons esprits, tant marxistes que libéraux (du rire de Lazlo Carreidas dans
Vol 714 pour Sydney), mais aujourd'hui ce rire même devient ridicule. Il faut de la morale en économie - comme en politique -, point final. Cette morale n'est plus un luxe facultatif d'"
humaniste", mais la seule et première ressource d'une démocratie digne et vivable. Sinon, si nous, les citoyens d'en bas ou du milieu, nous ne croyons plus à la moralité des princes d'en haut, alors toute réforme, toute relance, tout effort collectif deviendront impossibles. La violence, qui menace (et la Grèce sert ici de laboratoire de recherches avancées), ne sera désamorcée, si elle peut l'être, qu'à la condition impérative que nous parvenions tous à croire qu'un minimum de morale, individuelle et civique, gouverne une majorité d'entre nous. Et que nous la respections comme la condition rationnelle de tout le reste.
Une école pour le vrai mondeEncore une remarque. Puisque cette année le syndicat d'initiative semble avancer à Noël la grève lycéenne de printemps, pourquoi ne pas faire ici confiance à l'école? Elle peut apprendre à ne pas penser exclusivement suivant l'économisation et que le vrai monde ne se résume pas à la gestion des choses, ni à la production des richesses. Qu'on s'enfonce, ne fût-ce qu'un tout petit peu, dans l'immense réalité des savoirs, des oeuvres, des arts et bien sûr des sciences. Pourquoi pas une école des disciplines (et même le latin et le grec, ne serait-ce que pour savoir quelles crises notre histoire a déjà surmontées)? L'enfant au centre, oui, mais de l'autre, de la vraie réalité, que dissimule notre pauvre actualité. Au moins on y démocratiserait la raison pour tous ceux qui en veulent encore. Car la raison a sa morale comme la morale sa raison.